8.12.13

Redemption (Miguel Gomes)


J'ai vu un beau film : Redemption, réalisé par Miguel Gomes en collaboration avec Mariana Ricardo et les étudiants du Fresnoy, présenté cette année à la Mostra de Venise (hors compétion). Il vise, selon le cinéaste, à « dire quelque chose sur cet espèce de monstre bordélique que l'on nomme l'Europe » (cf. >> entretien accordé à Libération) - à ce que j'en ouïs généralement, parler de l'Europe pose plus souvent des problèmes d'Histoire que de Géographie, et l'Europe ne se considère pas tant comme un territoire que comme un organisme historique (qui pourrait donc se révéler bordélique et monstrueux). 
Pour ce qui est du « bordel », on y est, avec l'éventail des expériences humaines successivement relatées (sur le mode épistolaire) dans des langues différentes, leur inscription dans un rhizome d’événements historiques et/ou administratifs disparates, et la diversité des archives sollicitées ici : films de famille, reportages, actualités, cinéma, opéra... et vues de cristaux liquides au microscope (ou quelque chose d'approchant).

Pour ce qui est du « monstre », on y est aussi je crois ; cela mérite qu'on le formule bien et je ne suis pas sûre d'y arriver en l'état actuel des choses. Le film alimente quatre bulles-je qui nous interrogent, dans le rapport qu'elles tissent entre l'intime et l'Histoire... et tout pourrait bien éclater complètement avec le générique de fin.Vu sous un certain angle, Redemption apparaît comme une "vaste-petite" plaisanterie, au regard de ce que le titre en laisse attendre. 

Le terme de « rédemption » est tout de même fortement connoté, puisqu'il est emprunté au champ du religieux et, en l’occurrence, du christianisme. J'y associe un signe, ainsi que l'impose la tradition chrétienne, celui que les fidèles réitèrent incessamment dans le culte et parfois même dans la vie quotidienne : le signe de croix, considéré par eux comme geste rédempteur. On pourrait développer sur les puissances symboliques et culturelles de la croix et du signe qui s'y rapporte, auxquelles chacun sera plus ou moins sensible. Je mets tout ça de côté ; je préfère examiner le schème de la croix comme le ferait un géomètre. 

Les formules mathématiques qui se superposent aux images des mariés dans la dernière partie du film ne m'interdisent pas cette approche, et de façon générale j'ai envie de comprendre (ou d'inventer) l'ordre de Redemption – tout en agréant sa complexité. 

Redemption de Miguel Gomes, 2013
Source : www.vimeo.com

La croix est composée de deux segments orthogonaux qui se croisent en leurs milieux. Le signe de croix consiste à désigner les extrémités de ces segments dans un certain ordre (chiasmatique), en associant chacune d'entre elles à celle qui lui est diamétralement opposée. Les points successivement désignés de la sorte sont au nombre de quatre. On me voit venir : pour commencer, ce film se divise en quatre parties, comme le signe de croix. 

Ces quatre parties sont consacrées à quatre personnages pris dans quatre situations historiques et personnelles singulières. Leur succession nous réserve de petits échos, ce qui permet de coupler ces parties deux par deux de multiples manières (en s'appuyant sur les dates, sur les thématiques ou que sais-je encore). Je vois pour ma part que la première lettre est celle d'un petit garçon à ses parents, et je la disposerais volontiers en face de la troisième lettre, qui est celle d'un père s'adressant à sa fille. La seconde lettre est celle d'un homme évoquant Alessandra parmi les mille et une amours de sa vie, et la quatrième est celle d'une femme qui se marie en pensant à Wagner et au socialisme - elles vont bien ensemble aussi. J'obtiens donc un chiasme : deux vis-à-vis qui s'articulent autour de la relation parent-enfant, puis autour de l'amour et du couple, tels que les autorisent le contexte politique et la vie administrative. 

La croix est un bon outil pour appréhender la dynamique globale de Redemption, en épinglant au passage l'opposition réel/fictif dont on parle beaucoup à son propos. J'ai été tout aussi sensible à l'axe petit/grand qui viendrait compléter la croix. Je l'appelle ainsi pour n'être pas trop restrictive, mais il implique le privé et le public, les petites histoires et la grande Histoire, l'enfant et l'adulte, etc., etc. Le grand-court-métrage de Gomes nous fait continuellement naviguer sur cet axe petit/grand. Voilà qui donne un certain sens à l'intervention des  images de cristaux liquides pendant la dernière partie du film : ils sont petits, et agrandis au microscope. Bien sûr, leur présence s'explique aussi du fait qu'elle est (réellement, d'ailleurs) docteure en physique ; mais sur l'autre axe, cette composante du film (à l'instar des éléphants qui nous gratifient de leur petit numéro) peut s'inscrire quelque part entre le petit et le grand.


petit
réel    +   fictif
 grand


Il faut placer le monstre, maintenant.