23.11.13

Le champ de la vidéosurveillance

Notre réel a muté.

J’en veux pour preuve cet énoncé prodigieux, tiré du gratuit 20 Minutes de mercredi matin : 

« Un endroit sans caméra pourrait en effet constituer une faille susceptible de permettre à la personne recherchée de disparaître. »

Et moi, encore mal réveillée, parmi les milliers d’usagers de transports en commun à qui l'on propose de lire cette phrase de bon matin, j'ai essayé de comprendre ce qui m’était dit. Résultat : je suis incapable de le comprendre sans admettre du même coup que notre réel a muté.

Il faut absolument que le cinéma en tire son parti d’une manière ou d’une autre.

La pige concernée s’intitule « Le rôle central de la vidéo », elle est sous-titrée : 

« Les images font progresser les enquêteurs ».

Tout ce que je m’apprête à écrire n’a aucun rapport avec le dit tireur de Libération, sa personnalité, ou le sort qui lui est réservé. D’ailleurs l’article en question ne portait absolument pas sur tout ceci, mais bien sur les avantages que présente la technique de la vidéosurveillance dans le cadre d’une investigation policière (de façon générale). C'est vrai qu'il s'accompagne de l'énième publication de l'image du suspect, capturée par une caméra de vidéosurveillance. Le corps de l'article invite à la considérer comme un outil précieux pour l’enquêteur. C'est que nous devons être tous qualifiés pour nous approprier un tel outil (une image). 

L’auteur de la pige rapporte les propos de Philippe Debaye, responsable commercial grands comptes pour Axis Communication, qui lui aurait donc dit quelque chose comme « un endroit sans caméra pourrait en effet constituer une faille susceptible de permettre à la personne recherchée de disparaître ». Je tiens compte des mille précautions linguistiques : le verbe "pouvoir" conjugué au conditionnel, le mot "susceptible" directement suivi de "permettre" : on sent venir la couleuvre. Le verbe "disparaître", lui, nous est livré à l’état brut. Je ne lis pas que l’on peut "se cacher", ou "fuir" : non-non, on peut disparaître, là où ce n’est pas filmé. Abracadabra. 

J’en entends d’ici qui m’opposeraient : Philippe Debaye veut dire que le suspect peut disparaître du champ de vision des enquêteurs (celui que la vidéosurveillance leur prête). Je réponds que cette lecture est interprétative : je ne lis nulle part le mot "champ", je lis que le suspect peut disparaître. Admettons qu'une proportion des lecteurs de 20 Minutes prenne conscience qu’on ne lui parle pas du suspect lui-même, mais bien de son effigie dans le champ de vision que la vidéosurveillance prête aux enquêteurs, c'est-à-dire d’une image. Cette proportion de lecteurs éminemment avertie, en arriverait aisément à l’idée qu’on enfonce des portes ouvertes : on serait en train de nous dire que quand il n’y a pas de caméra, il n’y a pas d’image. La situation serait telle à ce jour, qu'il faudrait donc rappeler au grand public que le réel ne se filme pas du simple fait d'advenir, comme ça, tout seul. Et ceci nous serait dit de façon très imagée pour le coup : il y aurait des "failles", qui pourraient permettre aux gens de "disparaître". Il faut quand même faire preuve de sang-froid pour décrypter la métaphore (s’il s’avérait que c’en soit une), avant de courir chez Axis pour acheter des caméras et préserver notre monde de l'anéantissement qui le menace, partout où il n'y en a pas. 

On n’en revient pas, de ces angoisses primitives, celles que l’on apprend à dompter en s’adonnant au proverbial jeu du "coucou-beuh". L’enjeu est simple : comment admettre que quelque chose (ou quelqu’un) continue d’exister hors de notre champ de vision ? Cela revient à concevoir tout un monde qui échappe à notre regard. Normalement, le problème se résout pendant la petite enfance, en passant par le monstre sous le lit et toute les histoires qui en découlent - mais l’angoisse continue de sourdre. Et la puissance du cinéma repose pour grande part, sur elle. Au cinéma, il y a un « champ aveugle » (cf Pascal Bonitzer, 1982). Et c’est vrai que tout peut s’y produire. Les gens peuvent y disparaître. L’exemple de la dernière séquence de 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick me paraît très pertinent à ce titre. C'est du cinéma. Mais ces images, effrayantes, me sont venues à l’esprit lorsque j’ai lu ce propos hallucinant sur les gens qui "disparaissent" dans des "failles". Il prétend bien porter sur une réalité, sur notre monde actuel.

Si l’image devait faire « progresser » les enquêteurs (c'est à dire tout le monde, dès l'instant où elle est si largement diffusée), il faudrait que l'on soit au fait de certains principes très élémentaires la concernant. Par exemple : une image est délimitée par un "cadre", à l’intérieur duquel elle fait apparaître un "champ". Une image générée par des machines avec un objectif (photo, cinéma, vidéo) est toujours le fait d'une opération de cadrage, qui répartit le visible et l’invisible autour de ses bords. Qu'y a-t-il de difficile à préciser que les "failles" de la vidéosurveillance permettent aux suspects de disparaître de son champ (plutôt que de disparaître tout court) ? Je crains que ce mot "champ" ne soit exclu parce qu'il renvoie au cadre de l'image, et à tout le vocable qui permet de concevoir l'invisible le plus sereinement possible (hors-cadre, hors-champ). Je vois qu'on tourne le dos à ce vocable pourtant simple et opérant, et je ne suis pas surprise. A en croire cet article sur le fond, les limites du champ vidéosurveillé ne sont pas vraiment acceptables. On propose des formules alarmantes lorsqu'il faut malgré tout évoquer le risque de ne pas voir : ce qui n'est pas filmé pourrait donc disparaître. L'invisible devient chose impensable. 



La pige s'accompagne, justement, d’une image, qui m'intéresse énormément : celle là-même, présentée comme la capture d'une caméra de vidéosurveillance de la RATP, diffusée par la criminelle, les médias, et sur les réseaux sociaux depuis l’appel à témoin de mardi 19 novembre. On y reconnaît un visage. Je la publie à mon tour (qu'on me pardonne ce petit recadrage en passant).




Telle qu'elle était publiée dans 20 Minutes, sur Twitter et ailleurs, elle était déjà recadrée. Son format (portrait) n'est pas celui d'une image de vidéosurveillance. En l’occurrence, l'opération suffit à concentrer l'attention du spectateur sur le suspect puisqu'il n'y a rien d'autre à voir sur l'image... sauf cette flèche blanche qui indique son visage, ce qui est très superflu. Elle est bien là, pourtant, et produit son petit effet. 

Ce curseur, dans l’absolu, désigne la zone de l’écran qui est sous contrôle, celle qui se soumettra aux ordres - à la moindre pression du doigt sur la souris. C'est l'image du pouvoir. Elle est très largement comprise comme telle, et partagée par tous ceux qui ont l'occasion d'utiliser un ordinateur. Il y avait mille façons de ne pas l'afficher, mais il faut croire que le pouvoir lui-même a tendance à rentrer dans le champ. Il a peut-être peur de disparaître, lui aussi. 

Je sais bien que la présence de ce curseur doit s’expliquer d’une manière ou d’une autre. On me dit qu' « ils ont peut-être oublié de l'enlever » ! Soit. Voilà qui nous permet de concevoir un hors-champ autour de l'image. Ce hors-champ (qui est une construction mentale), je lui vois trois aspects en l’occurrence. C'est vite vu. 

1) Un espace vidéo-surveillé : 

S'il fallait indiquer le visage du suspect, c'est qu'il y avait donc d'autres visages autour de lui. A la base du recadrage, j'imagine que des questions de droits au respect de la vie privée pouvaient être en jeu. De fait, le champ de la vidéosurveillance est plus vaste que ne le laisse entendre l'image dont on dispose (les limites de ce champ, le grand complexe de la vidéosurveillance, ont été refoulées au passage). 

2) Un ordinateur : 

Cette petite flèche est là, parce que l'image est affichée sur un écran d’ordinateur. On peut donc imaginer l'ordinateur partout autour, avec tout ce que cela implique : archivage, traitement documentaire, maîtrise informatique des données, logiciels de reconnaissance faciale (ça arrive). Cette image est stockée parmi d'autres images, et mise en relation avec elles. 

3) Un policier : 

Le curseur joue un rôle déterminant dans la relation entre l'homme et la machine. Il est ici l'indice du regard de l'enquêteur, et de son travail qui consiste désormais à désigner le suspect dans la foule en déplaçant sa souris. En aval, le recadrage de l'image par le photographe et par les médias obéit à cette flèche : ça se voit très clairement ici. 


Voilà : reste à imaginer le monde – on aura vite besoin d’autre chose.


>> Le réseau des caméras parisiennes

12.11.13

La signalétique de Prince of Texas

D’aucuns considèrent Prince of Texas comme un Road Movie, tant il est vrai que ce film suit la route (à l’instar de ses personnages) au point d’en faire la rengaine visuelle plus qu’envahissante qui caractérise le genre en question. Je suis bien d’accord. Il faut aussi observer la radicalité du film au regard de l’ensemble auquel on le fait appartenir. Car cette route est suivie selon certaines modalités du fait de la tâche rébarbative qu’Alvin et Lance sont censés accomplir en chemin, à savoir : tracer en pointillé la ligne centrale de cette route, et planter des poteaux sur le bas-côté. Voilà qui implique, d'emblée, une grande proximité avec le bitume, ainsi qu’une lenteur de déplacement proprement affligeante. De par cette relation contrainte avec la route, Alvin, Lance et le film doivent quelque chose à l’ordre des gastéropodes.

Au départ, je voulais parler du western. Je ne me risque pas à dire que ce film est un western, admettons simplement qu’il combine quelques aspects du genre - ce qui n'en fait pas une exception. Qu’alléguer d’autre, pour l’instant, que le territoire de l’Ouest (présenté comme relativement hostile) ? Peut-être plus spécifiquement, la « frontière » (ici intériorisée), qui m’apparaît indubitablement atteinte lorsque, sous l’effet d’un tord-boyau efficace, Alvin et Lance se mettent à maculer la route de lignes sinueuses. Pour cette territorialisation de la psyché, Prince of Texas en appelle encore à ce support : le « land », la terre du Texas c'est-à-dire le sol. Pour cela, et pour son tempo particulier, ce film m’apparaît comme un modèle de « Snail Movie ». N’ayant pas grand-chose d’autre à faire, je me suis moi-même surprise à ramper sur les images, et je crois que David Gordon Green nous y invite avec une bonne dose de pédagogie.

Le film démarre fort, pourtant. Sept plans, insérés entre deux cartons, viennent rendre compte de l’année texane 1987 marquée par des incendies de forêt. De mémoire, le premier plan consiste en une vue plongeante, prise au raz du bitume, et fusant le long d’une ligne de marquage jaune. Suivent cinq plans rouges (quatre plans de forêt qui flambe, et un cinquième avec un astre blême découvert derrière d’épais nimbus cramoisis). Un dernier plan sonne le glas de cette série, avec un paysage fumant, qui me laisse un souvenir assez lunaire. Je ne me rappelle aucun horizon (mais j’ai un petit doute). Il n’y a pas de figure humaine non plus. Tout ceci me semble relever d’un effort de synthèse et d’abstraction non négligeable, de sorte que les catastrophes de 1987 deviennent, à l’écran, une histoire de couleurs : jaune, rouge, gris, blanc. On n’y pense pas tout de suite.

Après, tout ralentit considérablement. Les personnages ne vont donc pas vite, et leur itinéraire pourrait être inextricable. Ils n’ont aucune destination, dès le départ leur seul « objectif » est bien de parcourir la route de cette région sur toute sa longueur (et non de se rendre quelque part). Le film n’avance pas plus vite qu’eux, le paysage est très monotone, on ne sait pas où on va, il ne se passe pas grand-chose. Sauf :


1) On élève des poteaux à intervalles réguliers. 
Leur insertion dans le sol suppose quelques précautions géométriques, et s’accompagne de bruits secs qui viennent rythmer le parcours ; dans sa clarté et sa précision, le geste accompli par les personnages est à l’image de celui qui vient planter un chapelet d’inserts (fleurs, carrosserie, fourmis…) dans le film, avec un certain souci de la mesure et du détail. 

2) On agrémente la route d’une signalétique colorée (en l’occurrence, jaune). 
La perspective de suivre les indications colorées déposées sur la pellicule par David Gordon Green m’a paru divertissante. C’est très simple. On s’appuie sur un appareil de base : l’arsenal de Lance et Alvin (une camionnette rouge, avec une remorque bleue, et un engin jaune à l’intérieur) enchâsse trois couleurs primaires, qui semblent d’autant plus vives qu’elles surgissent sur un fond assez morne. On les retrouve tout autour des personnages, enrôlées dans un système de signes primitifs (ce qui s’appelle une signalétique).


Prince of Texas de David Gordon Green, 2013
source : www.cinema.citictoo.com


Jaune
C’est la couleur des segments qu’Alvin et Lance peignent au milieu de la route. Il s’agit de longer cette ligne. Elle divise la chaussée en deux pans consacrés à deux sens de circulation opposés. La traverser implique de faire demi-tour. Les personnages évoluent clairement sur cette ligne et leur direction est double : dans ce piétinement laborieux, ils avancent vers un avenir indéfini et creusent ensemble dans les profondeurs de l’être et du temps. 

Rouge 
Je révèle un élément de l'intrigue, utilisez votre souris pour le découvrir.
c’est un signal fort, voire agressif pour l’œil. Cette couleur indique ici la rupture. C’est la couleur de la lettre que reçoit Alvin au milieu du film – en dépit de toute précaution d’usage : personnellement il ne me viendrait pas à l’esprit d’utiliser un stylo rouge pour écrire une lettre de rupture. 

Bleu
C’est la couleur des taches sur l’écorce des arbres à abattre. C’est l’indice d’une intervention par défaut, à retardement, et qui procède par soustraction. La couleur bleue est alors celle de ce qui va disparaître. C’est aussi la couleur des salopettes des personnages. Elle m’inspire une forme d’intériorité et de mélancolie qui opère en dépit des traits comiques de Prince of Texas.




Tout ceci est très ludique ; ça rappelle les jeux de construction des enfants. On peut suivre le parcours des couleurs à l’image, partant de ces trois pôles : le jaune, le rouge et le bleu. On ne saurait être plus clair que lorsque Lance décide de peindre ces chaussures en jaune : la couleur déborde bien ici la zone qui lui est initialement attribuée. Partout ailleurs, les cadrages valorisent de petites fleurs colorées qui viennent piquer un environnement globalement dévitalisé. Mais ce sont surtout les personnages eux-mêmes qui vont se charger de transporter l’éventail des carnations et des combinaisons possibles de ces couleurs, avec leurs tenues vestimentaires (imprimés divers, rayures, variations et nuances). Je ne suis pas certaine que la signalétique exposée plus haut puisse être hissée au rang d’une « grammaire des couleurs » propre à ce film, et je crains de devenir grotesque en cherchant à vérifier le contraire. En revanche, je garde le sentiment que ces couleurs font mine de balbutier un discours, à partir d’idées-schémas auxquelles elles sont clairement associées dans le film : double-sens, rupture, soustraction.

Reste un petit mot à dire, sur une dernière couleur : celle de la cendre, son large nuancier – allant du noir au blanc. Cette non-couleur vient après l’incendie (septième plan du film). C’est ce qui reste, le résidu d’un désastre. La couleur blanche des vêtements de la vieille dame accuse le caractère fantomatique de son apparition, sur un lit de poussière : sa maison dont il ne reste que la cheminée. Plus tard, le film renonce techniquement à la couleur, le temps d’un travelling qui nous précipite dans le dos d’une silhouette féminine, peu de temps après la rupture amoureuse : le noir et blanc vient après le désastre (sentimental en l’occurrence). Et curieusement, les peintures de guerre dont s’affuble Lance dans sa drôle de rage, sont noires. L’Indien refait surface, par l’intermédiaire du personnage qui se modèle à son image, en sollicitant une matière cendrée pour ce faire. Autour de cette non-couleur, la présence de l'Indien à la lisière du visible, rejoint celle de la vieille dame en blanc, et de sa maison réduite en cendres. Tous deux nous reviennent de carnages qu’il faut bien différencier.

Mais il y a de quoi revisiter les sept premiers plans du film, dans leur dimension apocalyptique. Je ne suis plus vraiment certaine que cette série abstraite ne porte que sur les incendies de 1987. Je me demande s’il ne s’agit pas de la récapitulation possible d’une histoire plus originelle, en rapport avec la perception occidentale de ce territoire, conquis, mais toujours hanté par l’Autre : l’histoire de l’Ouest, qui s’écrit à même le sol. Et c’est donc sur un tas de cendres, que David Gordon Green engage sa signalétique colorée qu’il nous faut suivre au raz de l’image - comme des limaces. On nous présente les composantes d’un langage qu’il nous revient peut-être d’articuler.



10.11.13

Les yeux qui ont vu ceux de la princesse

Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme (1852). Je me dis alors, avec un étonnement que depuis je n'ai jamais pu réduire «je vois les yeux qui ont vu l'empereur». Je parlais parfois de cet étonnement, mais comme personne ne semblait le partager, ni même le comprendre (la vie est ainsi faite à coups de petites solitudes), je l'oubliai.

Roland Barthes, La Chambre Claire, 1980

En 1827, Nicéphore Niépce réalise une « héliographie » que l’on considère, depuis les années 1950 (et grâce aux recherches de >> Alison et Helmut Gernsheim) comme la première photographie du monde. C’est le Point de vue du Gras

Ce que je lis chez Barthes, c’est cela : la photographie est apparue à un moment dans l’Histoire. Du coup, on a des photographies, des empreintes lumineuses du passé. Et du coup (on le constate) : on n’a pas de photographie de Napoléon. Pourtant, à l’aube du XIXème siècle et auparavant, je suppose qu'il y avait une lumière qui inondait les globes oculaires, semblable à celle d'aujourd’hui. Mais elle n’a impressionné aucune pellicule. Elle ne nous parvient plus. En nous montrant les yeux qui ont vu l’empereur, la photographie fait surgir un regard qui nous vient de l’opaque, un regard qui s’est posé sur des visages dont nous n'avons pas pu garder la trace lumineuse.





Il était une fois une princesse : Charlotte Augusta de Galles, née en 1796, fille de Caroline de Brunswick et de Georges-Frédéric Auguste de Hanovre, prince de Galles et futur roi sous le nom de Georges IV. 

Charlotte of Wales de Sir Thomas Lawrence
source : www.wahooart.com

Le prince de Galles use de toute l’autorité dont il dispose pour restreindre les relations entre Charlotte et sa mère, qu’il juge immorale et frivole. Charlotte aime la musique, elle monte à cheval comme les hommes, et ne s’habille pas toujours décemment aux yeux des moralistes. Elle adhère au parti Whig, tente de se défenestrer lors de la cérémonie d’intronisation de son père, et adresse un baiser à Charles Grey devant la haute. Ses relations avec le prince régent se dégradent peu à peu. En bout de course, elle rompt ses fiançailles avec le Prince d’Orange à qui elle était promise. Elle fugue. Elle a le soutien de sa famille, des Whigs et du peuple. Elle devient le fer de lance de l’opposition.

Mais elle se réconcilie plus ou moins avec son père. Elle épouse donc le Prince de Saxe-Cobourg (Léopold) en 1816. Tout se passe dans les règles de l’art – outre le fou rire de la mariée lorsque Léopold s’engage solennellement à subvenir à ses besoins matériels. Un discours médical prend acte des extravagances de Charlotte. Le 5 novembre 1817, elle accouche d’un garçon mort-né. Elle expire dans la nuit, à l'âge de vingt-et-un ans. Le Royaume-Uni est en deuil, même les vagabonds se drapent de noir. L’accoucheur de la princesse se suicide trois mois plus tard. 

La National Gallery of Scotland conserve un petit objet-souvenir conçu avant la cérémonie mortuaire. L’œil peint de Charlotte de Galles est déposé sur une mèche de ses cheveux, et l’ensemble protégé dans un médaillon refermable. C’est bien le regard de la princesse que l’on a voulu préserver, si tant est qu’il soit possible de faire une relique, comme on le fait d’une mèche de cheveux, d’une chose si insaisissable que le regard. Cet objet est étonnant… J’ai commencé par me dire que Charlotte de Galles devait avoir un regard spécial, un regard qui justifie qu’on cherche à le dissocier de son corps défunt pour le chérir, le protéger du temps et de la disparition. 

The Eye of Princess Charlotte of Wales, 1817
National Gallery of Scotland, www.nationalgalleries.org

J’apprends ensuite, grâce à >> Haneke Grootenboer, que ces yeux miniatures étaient en vogue outre-manche depuis la fin du XVIIIème, et qu’ils le resteront jusqu’en 1830. Si je crois ce que je vois, ils étaient d'abord les accessoires de la séduction plutôt que ceux du deuil (mais l'un dans l'autre... qui donc a fait faire celui de Charlotte en 1817 ?). Fût-il bref, un tel engouement pour ces petits objets manifeste une appréhension particulière du regard, indépendante des questions de perspective. Elle interroge directement l’être, et ici tout particulièrement l’absence et la mémoire. Et cette lubie anglaise d’intervenir à ce moment précis dans l’histoire des images, qui précède tout juste l’ère de la photographie dont elle est donc, bien évidemment, annonciatrice. Nous entrons déjà dans un nouveau régime de visibilité. 

Mais il n’existe aucune photographie de la si moderne Charlotte Augusta de Galles. On le sentait bien : pour être un peu en avance globalement, la princesse est aussi morte trop tôt. En revanche, on connait des yeux qui pourraient presque l’avoir vue. On apprend sur le site >> niepce-daguerre.com, que Claude Niepce est à Londres, déjà préoccupé par l’idée de mouvement perpétuel, lorsque Charlotte meurt. La famille Niépce se montre profondément affectée par ce deuil. Et Nicéphore écrit des stances élégiaques en hommage à la princesse. Dix ans plus tard, avec l’aide précieuse de Daguerre, il élabore un œil nouveau : une chambre noire flanquée d’une plaque photosensible en guise de rétine. Cet œil va embaumer les regards, et les transporter à travers le temps. C’est l’œil de la modernité. 

Alors voilà : désormais, je les verrai un peu partout les yeux qui ont vu ceux de la princesse.