15.8.13

Limite, limite (Luboš Plný)


... de Luboš Plný (collection ABCD, Montreuil)
Source : www.abcd-artbrut.net

Il faut savoir rester calme, devant cette chose extraordinaire. 

Luboš Plný est un créateur Tchèque découvert par l'association ABCD (Art Brut Connaissance et Diffusion). En lisant sa biographie et en regardant son œuvre, on se pose des questions sur les raisons de son appartenance à l’art brut. Y répondre demanderait de cerner le concept d’Art Brut, ce dont je suis bien incapable... Je renvoie donc à la définition de l’ « Art Brut » par Jean Dubuffet présentée sur >> le site de sa collection conservée à Lausanne, à la présentation de Luboš Plný sur >> le site d’ABCD, ainsi qu’au blog Le poignard subtil consacré à l’art brut dans son rapport avec d'autres catégories d'art, et notamment à >> ce texte là

Visiblement, Luboš Plný est limite-limite (et je ne parle pas ici de son état psychique). Modèle académique aux Beaux-arts de Prague, il fréquente donc les milieux artistiques traditionnels ; pour autant son parcours n’en fait pas un artiste officiel (à l'origine). Il est extrêmement cultivé même s’il doit cette culture bien personnelle à une obsession peu « normale » pour l’intérieur des corps, qui ne semble pas l’avoir quitté depuis l’enfance. La personnalité qui s’exprime à travers son œuvre est assez marginale, mais enfin… si cela suffit à faire de lui un auteur d’art brut, cela pose question. 

Tant mieux d’ailleurs, car c’est une vraie question que celle de la limite entre l’art brut et l’autre art. La collecte, le catalogage et l’exposition des œuvres d’art brut, leur présence plus récente sur le marché de l’art, et l’institutionnalisation de leur production (je pense au centre de Gugging par exemple), incite à se la poser. L’art brut est-il toujours la face cachée de l’art de notre temps ? N’est-t-il pas devenu, aujourd’hui, un art officiel ? Est-il possible que l’art officiel se montre un peu "brut" ? Les limites sont meubles. Pour le meilleur, pour le pire, franchement je ne sais pas. Les deux, sans doute. 

Au niveau de cette limite entre les catégories artistiques, Luboš Plný occupe sa place très singulière. Je suis frappée par l’immense sophistication de son ouvrage, cette chirurgie fine, et savante, dont il procède, tout ceci que l’adjectif « brut » échoue, je crois, à désigner (dans son sens littéral). Pourtant, la violence de cette œuvre est saisissante, et d’emblée opérante. L’application manifeste de l’artiste à ciseler le corps la rend presque ingénue, mais elle est vécue très concrètement par mon regard. Et l’anatomiste qui englue des morceaux de peaux et des dents sur ses planches, convient d'une forme de sauvagerie inhérente à l'acte de dissection (fut-il érudit). 

C'est cela qui m'incite à convoquer l'univers réflexif de Georges Didi-Hiberman, et plus particulièrement (pour commencer) son livre sur Botticelli intitulé Ouvrir Vénus. Nudité, Rêve, Cruauté. Derrière la célébration de la beauté du corps, manifeste dans la fameuse représentation de La naissance de Vénus, se cache une cruauté (moins officielle) dont participe la dissection anatomique dans sa violence érigée en pratique scientifique. L'art officiel de la Renaissance, sublimant le corps humain à travers l'image des dieux, suppose l'évolution de l'anatomie et par-là même, une iconographie plus ténébreuse : les planches anatomiques de Vésale (1514-1564) dont il émane une barbarie froide et calculée. 

Planche anatomique de Vésale, reprise par son élève Jean de Valverde
source : www.gazette-drouot.com


S'il faut corréler le travail de Luboš Plný à une face cachée de l'art, c'est à celle-ci je crois – l'anachronisme de la chose n'interpelle pas plus que celle du métier exercé par le créateur (modèle vivant) fondé sur une tradition qui s'enracine chez Léonard de Vinci. C'est à mon sens de cette façon bien précise que Luboš Plný désigne la limite entre le montré, l'officiel, l'académisme d'une part, et le caché, l'officieux, le déviant de l'autre. 

De limite, il est aussi question très concrètement dans ses œuvres dans la mesure où Luboš Plný s'attaque aux différentes membranes du corps humain. A commencer par notre peau (limite entre le dedans et le dehors du corps) les tissus dont nous sommes faits et qui nous maintiennent dans notre forme humaine, sont bien des limites. Or, le travail de Luboš Plný consiste à analyser, à ouvrir, à déployer les membranes pelotonnées dans ce corps, jusqu'à le faire apparaître comme cette sorte de ver annelé. La limite est l'objet, la matière même de ce travail d'orfèvre féroce. On y reconnaît bien quelque chose de la démarche de Léonard de Vinci : « Si tu fends un oignon en son milieu, tu pourras voir et compter toutes les tuniques ou pelures qui forment des cercles concentriques autour de lui. De même, si tu sectionnes une tête humaine par le milieu, tu fendras d’abord la chevelure, puis l’épiderme, la chair musculaire et le péricrâne, avec, au-dedans, la dure-mère, la pie-mère et le cerveau, enfin de nouveau la pie-mère et la dure-mère, et la rete mirabile ainsi que l’os qui leur sert de base. » (Carnets

« Être oignon », dit Georges Didi-Huberman, là où il cite Léonard de Vinci - Être Crâne, Lieu, contact, pensée, sculpture (Giuseppe Penone). Nous ne sommes peut-être faits que de cela, d'enveloppes, de bordures repliées sur elles-mêmes. De même notre pensée de l'art et des Hommes se construit sur la base de catégories et de frontières, qu'elle se contente d'ailleurs souvent de subir à l'aveugle. A l'inverse, il y a des gens, des images qui explorent et qui malmènent ouvertement les limites : les formes et les idées, les fondements de notre culture. Depuis la lisière de l'art brut, Luboš Plný en appelle à force minutie pour ce faire.