12.6.13

Le peuple qui n'existe pas encore



L’acte de résistance, il me semble, a deux faces : il est humain et c’est aussi l’acte de l’art. Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes. Et quel rapport y a-t-il entre la lutte des hommes et l’œuvre d’art ? Le rapport le plus étroit et pour moi le plus mystérieux. Exactement ce que Paul Klee voulait dire quand il disait "Vous savez, le peuple manque". Le peuple manque et en même temps, il ne manque pas. Le peuple manque, cela veut dire que — il n’est pas clair, il ne sera jamais clair — cette affinité fondamentale entre l’œuvre d’art et un peuple qui n’existe pas encore n’est pas, ne sera jamais claire. Il n’y a pas d’œuvre d’art qui ne fasse pas appel à un peuple qui n’existe pas encore. Alors, enfin, bon ben, il est très… et bien voila, je suis profondément heureux de, de votre très grande gentillesse de m’avoir écouté, et je vous remercie beaucoup. 


Gilles Deleuze >> "Qu'est-ce que l'acte de création ?" (17 Mai 1987)



Au mois de mars dernier, j'ai eu l'occasion de m'approcher de quelques éléments de la collection de photographies conservée au musée d'Orsay, qui recouvre une période allant du daguerréotype (années 1830) aux avant-gardes (années 1920). Il s'agit de la première collection de photographies conservée dans un musée des beaux-arts en France ; elle est intrinsèquement liée au regard nouveau que les institutions ont posé sur ces images à partir des années 1980. Désormais, la photographie n'était plus seulement considérée par elles comme une technique documentaire, mais aussi comme un art, avec une histoire, qui devait être prise en charge aux niveaux muséographiques et universitaires. 

Parmi la sélection des photographies disposées devant nous, il y en avait de très belles de Nadar et d'Eugène Atget qui appartenaient à notre culture visuelle ; et il y avait aussi le daguerréotype d'un certain M. Thibault, daté du 25 juin 1848. Cette photographie consiste en une légère plongée sur la rue du Faubourg du Temple à Paris, entrecoupée de barricades. Les trottoirs sont déserts, les portes et les volets sont fermés, il n'y a pas un chat. Quelques minutes plus tard, le général Lamoricière allait commander l'assaut et la répression des émeutiers.

La barricade rue Saint Maur-Popincourt de M. Thibault, 1848 
Source : http://www.histoire-image.org 

Cette image passe pour la première photographie à proprement parlé journalistique. Une gravure sur bois qui lui correspond sera publiée quelques jours plus tard dans le journal L'illustration n°279-280 des 1er et 8 juillet 1848... et dans un contexte éditorial particulier. Entre-temps, le 26 juin c'est à dire après l'attaque ordonnée par Lamoricière, M. Thibault sera retourné sur place pour prendre une autre photographie depuis le même point de vue que la première. Le quartier y apparaît vivant et animé, avec des fiacres et des passants. Dans L'illustration, la juxtaposition des deux gravures "d'après une planche daguerréotypée par M. Thibault" entend saluer le travail des forces de l'ordre, en jouant sur le contraste entre la première (la ville paralysée) et la seconde (la reprise des affaires). 

(Voir l'article de Thierry Gervais >> D'après photographie et notamment la figure 2 avec les deux gravures ovales en bas.) 

Le premier de ces daguerréotypes était donc exposé devant nous, indépendamment de son contexte de publication. Il n'y avait qu'une image, "la photographie des barricades avant l'attaque" nous avait-on dit. Je pensais à ce que j'avais lu de Karl Marx sur la révolution de 1848. Marx voyait en ce soulèvement, l'acte de naissance d'une classe sociale autonome dans sa lutte ; autant dire la clef de voûte de l'Histoire moderne telle qu'il l'envisageait. Je me suis approchée du daguerréotype, je me suis penchée pour voir ces barricades dont on venait de me parler, et pour voir la classe ouvrière en train d'apparaître dans l'Histoire. 

Et ce qui m'a sauté aux yeux, c'est mon regard. 

La numérisation du daguerréotype a le grand mérite de rendre l'image aisément lisible : on voit ce qu'il représente. En revanche, elle tend à faire oublier ce à quoi ressemble un daguerréotype (qui est avant tout un objet, et non pas un fichier numérique). Il s'agit d'une plaque métallique miroitante, d'une petite vingtaine de centimètres de long. Je me reflétais donc bêtement dans ce miroir, dont j'attendais qu'il me montre l'Histoire en marche ; et je me suis surprise, à cet instant précis où on ne voit pas encore ce que l'on cherche à voir, en flagrant délit de regard. J'avais l'air complètement idiote, et ça m'a mise en joie. Les valeurs patrimoniales et/ou symboliques de cette image peuvent être immenses ; mais une image demeure une expérience sensible, et il était grand temps que j'y pense.

Il faut donc prendre des gants, et incliner le miroir. On voit alors se dessiner, par endroits et par vagues, un positif d'une définition saisissante que les gravures de L'illustration sont bien loin d'honorer. Privé de vue d'ensemble, mon œil s'est lancé à la recherche du peuple. Au hasard de l’inclinaison du métal et de son moiré, c'était toujours mon reflet qui resurgissait, et mon regard, qui ne trouvait pas ce qu'il cherchait. De zone en zone, je parcourais une surface délicatement ciselée pour m’arrêter sur de petites grappes de détails complètement sidérantes, qui me faisaient l'effet de milles barricades. La rue du Faubourg du temple apparaît bien déserte. Mais elle fourmille de détails extraordinaires, de rugosités, de ruissellements qui gratifient l'image d'une espèce de texture, franchement, vivante. En ce sens, on peut dire que l'image est peuplée.

Les émeutiers sont cachés derrière les barricades. Ils attendent, ils sont à deux doigts d'exister. Et la surface finement nacrée de ce daguerréotype me reste en mémoire, comme un lieu ouvert à tous les possibles, une scène toujours prête à accueillir l'apparition d'un "peuple qui n'existe pas encore". Bien entendu, M. Thibault dont je ne sais rien du tout, n'est probablement d'aucune avant-garde ; d'ailleurs il sévit dans un réseau éminemment réactionnaire. On pourrait aussi discuter de la dimension créative de sa photographie, de sa nature d'"oeuvre d'art" ou non. J'ai bien conscience de gauchir un peu le propos de Gilles Deleuze que j'ai mis en exergue... mais en la regardant de biais, je trouve que cette image entretient avec le "peuple qui manque", une affinité spéciale, et... "pas claire". 







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