24.4.13

Koulechov, Paris Raccord et l'Origine du Monde

L'Origine du Monde de Gustave Courbet (1866)

Un matin d'hiver, Paris Match prétendait rendre à l'Origine du Monde son visage. En page de couverture, il associait le célèbre tableau de Gustave Courbet à un autre, qui représente la tête d'une femme allongée, aux épaules nues. Ce dernier avait été repéré chez un antiquaire par un collectionneur perspicace qui le soumit à l'expert Jean-Jacques Fernier (avec 40 millions d'euros à la clef). Le musée d'Orsay, qui expose l'Origine du Monde en tant que "composition achevée", s'insurge contre ces hypothèses "fantaisistes".

Il semblerait que le débat s'essouffle... Bilan : l'un des tableaux les plus regardés du monde (ne) serait (pas) un morceau d'une toile plus grande. On a retrouvé sa tête. On aurait pu la retrouver. A moins qu'on ne la retrouve jamais - et pour cause. J'ai une petite pensée enjouée, sincèrement, pour le perroquet virtuel qui sera venu parachever le tableau au passage (en référence à la Femme au Perroquet que Courbet a peinte la même année que L'Origine du Monde) : décidément, cette histoire est à croquer.


J'aurais voulu avoir les compétences requises, pour déterminer si Courbet a effectivement représenté une femme entière pour la recadrer ensuite (ou pas), si ce visage est bien celui de cette femme et s'il s'agit d'une autre femme au perroquet. Ainsi posé, ce débat m'aura intéressée, disons, raisonnablement. A ce propos, je pense que l'article de Philippe Dagen est assez convaincant (>> Le poids des mots, le choc du faux). Quoiqu'il en soit, je verrai toujours l'Origine du Monde comme le fruit d'une découpe, tant il est vrai qu'en réalité les êtres humains ont une tête. Et pourtant (que le musée d'Orsay se rassure), même si cette découpe s'avérait avoir été concrète, c'est à dire si Courbet avait bel et bien tranché dans sa peinture, jamais je ne considérerai le petit tableau en jeu dans cette histoire comme le pauvre reliquat d'un chef d'oeuvre qui aurait force d'autorité. Il n'y a pas de contradiction, si l'on accepte que la découpe est un geste artistique, et qu'elle participe de l'oeuvre dans son entier.

Ainsi, notre culture visuelle comporte un corps démembré, que certains sont tentés de raccommoder quand d'autres s'efforcent de les contrecarrer. Je ne jugerai pas les raisons qui animent chacun des deux camps - disons rapidement que les laïus d'inspiration lacanienne sur le sexe féminin me rendent très nerveuse. Outre que la tête et le corps associés sur la couverture de Paris Match ne s'articulent pas si bien que ça (et peut-être justement pour cette raison), l’événement a donc attiré mon attention. Et ce perroquet... n'en parlons pas.

En anglais, "match" signifie, entre autres, raccord. On dit "axis match" pour "raccord dans l'axe", "eye-line match" pour "raccord-regard", "direction match" pour "raccord direction", etc... Un raccord, au cinéma, est un lien qui s'établit entre deux plan distincts accolés l'un à l'autre. Mais on utilise aussi le terme dans d'autres domaines (lorsque l'on tapisse un mur, par exemple). Je dis parfois "c'est raccord", quand tel ou tel rapprochement se justifie à mes yeux. Les anglo-saxons disent "it matches" - ce qui signifie "ça va ensemble, c'est harmonieux, ça convient" (avec un accent sur la rencontre qui sous-tend cette convenance). Jamais Paris Match ne porte mieux son nom qu'en affichant, sur sa couverture, ce raccord entre l'Origine du Monde, et la peinture d'un visage féminin inconnue au bataillon.

A propos de raccord : a partir de 1920, le théoricien soviétique Lev Koulechov a mené un certain nombres d'expériences sur le montage cinématographique. La plus célèbre de ces expériences implique plan rapproché de Mosjoukine ; mais au regard des circonstances, je préfère évoquer un film antérieur (dont on ne retrouve plus la trace). Koulechov le décrit comme il suit :

"J'ai filmé une femme assise à son miroir, en train de se maquiller les yeux et les sourcils, de se mettre du rouge à lèvres, d'enfiler une chaussure.
Rien que par le montage, nous montrions une femme qui, dans la nature, dans la réalité, n'existait pas, puisque nous avions filmé les lèvres d'une femme, les jambes d'une autre, le dos d'une troisième, les yeux d'une quatrième. Nous avons collé ces fragments en observant un certain lien entre eux et nous avons obtenu un nouveau personnage en partant d'un matériau parfaitement réel. Cet exemple prouve là encore que toute la force de l'effet cinématographique réside dans le montage."
(Lev Vladimorivitch Koulechov, "l'art du cinéma : mon expérience", in L'art du cinéma et autres écrits, L'age d'homme, 1994, p. 153)

Le cinéma a beaucoup d'origines (et ce sont celles de tout un monde). Techniquement, il était inventé depuis plus de 20 ans lorsque Lev Koulechov a commencé à travailler au VGIK. Mais ses travaux sont absolument fondateurs, tant pour le langage que pour l'art cinématographiques. Quant aux discours critiques sur le cinéma, dans tout leurs clivages, ils font souvent de l'"effet Koulechov" un enjeu majeur - même quant ils ne le nomment pas. Par exemple, Pascal Bonitzer y voit la hantise d'André Bazin : c'est dire tout ce que cette question a d'originel.

Koulechov a montré que deux plans accolés l'un à l'autre ont tendance à se lier (par le chemin le plus court) dans l'esprit du spectateur.

Bien sûr, Paris Match a juxtaposé deux images sur sa page de couverture, il ne les a pas fait se succéder dans le temps. Mais Koulechov avait révélé un processus qui, entendu dans un sens élargi, a opéré ici : à partir de deux tableaux réels distincts, et à la faveur d'une vague correspondance de couleur et de position (et encore...) on obtient bien, en esprit et par réflexe, un tableau unique ; de même qu'on ne voyait qu'une seule femme, là ou Koulechov en avait filmé quatre.

Et le perroquet n'était absolument pas indispensable. Mais il me plait de plus en plus, avec sa manie de tout répéter.




Une belle rencontre sur le sujet : >> Le blog de Bernard Teyssèdre

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