14.3.13

Lisa

Un photographe m'a raconté qu'il s'était passionné pour la photographie en découvrant comment le positif  affleurait sur du papier blanc plongé dans le révélateur. 

Une image argentique se forme dans le noir : au fond de l'appareil, puis dans un laboratoire rougeâtre, en passant par le négatif - son double ténébreux. Son avènement prend du temps, et pendant tout ce temps, le photographe reste, en somme, aveugle (et rêveur). Entre le moment ou il "appuie sur le bouton", et le moment où les ombres se dessinent sur son papier blanc, il ne voit pas son image. Tout juste en aura-t-il un aperçu, sombre et diminué, par le biais de son négatif. Il se contente donc d'y penser, de l'imaginer, pendant toute cette sorte de gestation du visible.

On peut isoler six plans, dans l'un des films les plus analysés de toute l'histoire du cinéma. Le personnage principal de ce film se trouve être un photographe convalescent. On l'aura découvert grâce à un mouvement de caméra à travers son appartement, qui dès l'ouverture du film, nous présente son plâtre et les objets de son quotidien : un appareil endommagé, des photographies de reportage, mais aussi le négatif d'un portrait de femme, relayé (au gré du panoramique) par sa version positive sur la couverture d'un magazine de mode. L'intervention de cette image apporte une touche d'ambiguïté au personnage (a priori, plutôt photo-reporter que photographe de mode). Mais ce n'est pas vraiment ce plan-là dont je m'apprête à parler.

Il s'agit plutôt de six plans, qui interviennent environ quinze minutes après le début du film. Le premier est un panoramique sur la façade d'une résidence, plongée dans une lumière sombre, d'un rouge orangé assez soutenu : c'est le soir. Au loin, quelques vocalises indiquent une présence insaisissable, mais déjà enchanteresse. Le panoramique s'achève sur le photographe endormi près de sa fenêtre, la tête abandonnée sur le côté, vu depuis sa droite. Une ombre commence à lui dévorer le cou, puis le bas du visage. Le second plan est consacré au visage d'une femme très belle, parée de perles. Elle dirige son regard (presque) droit sur nous, et s'approche. La pénombre alentours se prend de nuances argentées. Ce plan est très court, presque subliminal ; immédiatement le film retrouve l'angle de vue précédent, sur le photographe. Le cadre s'est resserré autour de son visage. L'ombre semble avoir reculé, mais elle reprend sa course lente, par-delà le menton, le nez, avant de recouvrir les yeux qui s'ouvrent doucement. Le photographe les laisse errer vers la gauche de l'image (la voit-il déjà ?) avant de les lever, et de sourire enfin, le regard en coin. Le contrechamp vient une seconde fois. La fée s'approche toujours, mais plus longuement cette fois. Son regard a sensiblement dévié vers la gauche. Je crois que son premier visage, furtif, était bien rêvé. Or, on ne sort pas d'un rêve comme ça.


Fenêtre sur cour d'Alfred Hitchcock
Source : www.youtube.com (capture d'écran)


Saute d'axe (ces sautes d'axes ne se lassent pas de m'étonner, surtout venant d'un tel cinéaste). Le point de vue franchit l'axe des regards, qui s'est construit et ajusté avec tant de peine (l'errance des yeux du photographe, le décalage du regard de la femme qui se penche sur lui), le temps de deux champs-contrechamps secrètement expérimentaux. C'est à croire que penser le regard au cinéma, cela suppose aussi ces raccords, disons, flottants. Nous découvrons donc le profil gauche photographe. En face de lui, la fée s'approche, et l'embrasse. Le temps est suspendu. Le dialogue est, ensuite, surréaliste. Elle lui demande comment va sa jambe, puis son estomac. Il répond le plus brièvement du monde. Elle l'embrasse à nouveau. Elle s'enquit ensuite de ses amours, il répond encore, elle sourit. Il lui demande qui elle est. 

Elle sourit encore, et sort du cadre comme elle y est entrée. La caméra effectue un pano-travelling arrière, pendant que le photographe redresse la tête d'un air amusé, voire défiant. Vient alors le sixième plan : un panoramique vers la droite, qui accompagne la trajectoire de la fée à travers l'appartement. Elle ponctue son parcours, en allumant les trois lampes qui agrémentent cet intérieur, et en prononçant les trois parties de son nom complet, l'une après l'autre. Chaque lampe étant plus éloignée que la précédente, sa silhouette et sa tenue (un large décolleté noir, et une jupe en mousseline blanche évanescente) se révèlent à mesure que l'appartement s'illumine, et qu'elle décline son identité : Lisa... Caroll... Fremont. Le chemin s'achève aux côtés de trois photographies encadrées sur le mur. 

M'est avis que ce qui se "développe" devant nous, est aussi une photographie. La lumière rougeâtre qui nimbe la cour intérieure, le noir et blanc de la robe, les reflets d'argent qui habillent la jeune femme m'évoquent l'atmosphère colorée d'un laboratoire de développement. Moyennant un chant anonyme, une ombre (espèce de négatif), quelques réglages de directions qui s'étirent en longueur, et une éclairante traversée des lieux, sera bien souligné le temps d'apparition de cette "image" (Lisa) sous les yeux d'un photographe, visiblement familier de l'opération (un négatif en témoigne près de lui, dont l'intervention précède celle du positif quelques minutes auparavant). Quant au caractère résolument merveilleux de la séquence, qui, malgré tous les rapports de forces qu'elle introduit, garde pour toujours ses accents de rêve et d'angélophanie, il préjuge d'une conception sensible, et transportée, de ce que sont le regard et la photographie. 

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