24.3.13

Roms d'ici

Roms d’ici est un film sur la résidence, et sur ce que l'idée de résidence implique : le lieu, et la durée.


Il s'agit d'un recueil de témoignages, de musiques, de bruits, et de plans fixes tournés dans des campements de la métropole lilloise. L’ensemble ne s’organise pas suivant les procédés de la propagande. Aucune voix off ne viendra relayer les paroles des Roms, les enrôler dans un discours démonstratif et idéologisant. Le sol boueux que les Roms arpentent à longueur de journée, ne fera pas l’objet d’une contre-plongée dénonciatrice. C’est pourtant un film très politique, je crois. Mais il s’installe sur le terrain d’une politique du visible - et non pas sur celui de la rhétorique politicienne.

Roms d'ici de Thomas Dumont

Ce qui fait qu’un film est politique, ce n’est pas seulement le thème qu’il aborde. C’est d’abord et avant tout, ses angles de vues, ses cadrages, son montage, sa façon de désigner, de morceler, d’agencer le visible et l'audible. C'est à l'aune de son découpage, que se jauge le regard qu’un film pose sur le monde ; et ce monde comprend le spectateur. Non que le spectateur apparaisse à l’écran, mais il est aussi regardé par le film, en ce sens que le découpage lui assigne une place. Ce qu’un opérateur « cadre », c’est d’abord le regard du spectateur. Le monteur prend le relais. Et c’est une question politique. Jean-Louis Comolli dit bien tout ça.

Sur toute sa longueur, Roms d’ici donne à voir trois images simultanément. Elles sont juxtaposées sur un axe horizontal, et forment ensemble un rectangle fin et très allongé qui occupe la largeur de l’écran, et le tiers central de sa hauteur. Précisons d’emblée que le film s’inscrit en faux par rapport aux usages traditionnels du « split-screen ». Le dispositif de Roms d’ici ne vise aucune spectacularité. Il ne tend pas à satisfaire quelque avidité de l’œil, il ne garnit pas l’écran de contenu informatif. Ce cumul d’images implique d’abord une réduction, quelque chose d’une perte, qu’un écran au deux tiers noirs ne saurait désavouer. Au travers de cette rainure, ce que l'oeil perçoit est pauvre, de l'ordre du désert scopique. Mais c'est loin d'être vide. 

Quelque soit le film qu’il regarde, à chaque plan le spectateur est taraudé par des questions plus où moins conscientes concernant la place qu’on lui octroie : « où ? » (et « quand ? » ce qui revient à « où dans le temps ? »). Or (à bon entendeur), il semblerait que ces questions soient un tant soit peu angoissantes. Un cinéma propagandiste ou publicitaire y répond à chaque plan, à chaque raccord, pour nous apaiser et nous disposer à recevoir le message qu'il véhicule. Le film de Thomas Dumont prend le contre-pied - c'est que les petites inquiétudes du spectateur ne font pas le poids, au regard des menaces qui pèsent continuellement sur les Roms. 

L’image tripartite procède d'un point de vue équivoque et dispersé. Ses trois parties "raccordent" de façon très incertaine, moyennant des décalages parfois très légers. La source du son (paroles et ambiance), et avec elle, le point d'écoute, restent souvent indéfinis. Nous errons sur l’écran, en état d'alerte, à l'affût du petit évènement visible susceptible d'indiquer la moindre direction. Et ce faisant, nous sommes invités à remettre en cause, constamment, notre situation dans l’espace et dans le temps, parce que le point de vue n’est pas le même à droite, au milieu, et à gauche de l’écran. Voici comment Roms d’ici choisi de « mettre en cadre » l’immense précarité qui fait son sujet. La place du spectateur, telle que ce découpage la prévoit, est confuse, instable et précaire. La résidence ici interrogée, c'est celle de notre regard.

Celle des gens dans une société ne devrait pas se discuter (le titre le dit d'emblée). 

21.3.13

Prix World Press 2012

Une récente conversation à propos de retouche et de post-production photographique me permet de formuler la profonde perplexité qui m'aura envahie le mois dernier, alors que je découvrais l'image récompensée par le prix World Press 2012. Il s'agit d'une photo du Suédois Paul Hansen, qui représente les funérailles de deux enfants tués par balle à Gaza. Les corps emmitouflés dans des linceuls occupent le premier plan. Derrière eux, engouffré dans une petite ruelle, un cortège de visages masculins exprime la tristesse et la colère. L'image a fait débat : elle est ostensiblement retravaillée, au regard de ses contrastes et de sa perspective accusée.

Je note que ce genre d'effets n'est pas la chasse gardée du numérique. Ils peuvent être obtenus dans le cadre de la technique argentique, au moment de la prise de vue ou en aval, au stade du développement en laboratoire. Le problème que me pose cette photo n'est pas lié à la post-production numérique en tant qu'elle nuirait à l'authenticité de l'image. Il est lié au rendu.

Ce rendu serait donc "cinématographique". Et Dominique de Viguerie, membre du jury World Press, de le dire avec satisfaction. La conception du cinéma de Dominique de Viguerie ne mérite pas qu'on s'y attarde trop longtemps. Admettons : >> cette photo est cinématographique.

Fort heureusement, tous les films ne le sont pas.

L'ensemble m'inquiète quant à notre rapport au réel, et à son image. Encore une fois, la question relève moins des éventuelles manipulations que l'on peut infliger à une photo, que de son aspect final. Il est encore possible de post-produire, voir de retoucher une image, sans lui donner cette allure pédantesque qualifiée de "cinématographique". Par ailleurs, si cette lumière était naturelle, si je-ne-sais-quel "moment de grâce" parfaitement hors de propos avait été saisi par l'objectif de Paul Hansen, mon problème resterait le même.

Replaçons les choses dans leur contexte : chaque année, le prix World Press entend récompenser la meilleure photographie de presse. Or, une photographie de presse porte sur le réel. Soit, elle s'adresse à l'oeil. Elle doit être révélatrice et intelligemment composée. Elle peut être expressive, saisissante, dans la mesure où c'est le réel qui, à travers elle, vient toucher notre regard. Mais il faut beaucoup de mépris pour penser que le réel doit se donner ces airs de prêt-à-consommer pour nous atteindre. Car ce que désigne le terme de "cinématographique", c'est l'esthétique commerciale et bouffie dont se réclame la photo de Paul Hansen : le "cinéma", auquel Dominique de Viguerie fait ici référence, est une réserve de fictions racoleuses.

Or, ces deux enfants sont morts.

18.3.13

Camille Claudel, 1915

Camille Claudel, 1915 de Bruno Dumont

Depuis hier, il m'aura été bien difficile de parler d'un film dont je me suis immédiatement forgé une image fragmentaire. J'ai retenu un plan sur un arbre, sur une fenêtre voilée d'un rideau translucide, sur les entrelacs d'un tapis, des visages, un contrechamp ahuri sur la figure d'un psychiatre, une camisole en cuir, du papier à lettre imprimé, une réplique mécanique et inquiétante (« personne de veut vous empoisonner, ici »), un regard morbide sur une clavicule qui peine à se dessiner, la répétition d'un extrait du Dom Juan de Molière. Il y a aussi toute cette variété d'adresses au divin : ave maria inspirés-expirés, tirades crépusculaires ronflantes, alléluias hilares et solaires. Chacun de ces fragments, dans toute sa densité propre, a profondément sondé mon regard et ma faculté de jugement, tout ce qui fait de moi une spectatrice. A la disparité de l'ensemble, correspond l’éventail d'affects, de comportements et de discours multiples, changeants, contradictoires, qui sont prêtés à Camille Claudel. 


Fragments, donc, si abruptement assortis par le montage, que j’étais tentée de les disjoindre en esprit pour les observer indépendamment les uns des autres. S’il ne fallait en isoler qu'un, ce serait la poignée de terre rageusement pétrie par Juliette Binoche, tant elle révèle, dans sa belle évidence, la démarche de Bruno Dumont face au personnage historique de Camille Claudel. Le film compte cette petite poignée de terre pour seule référence explicite à la sculpture, puisqu'à partir de 1913, dès lors qu'elle est internée à la demande de sa famille, Camille Claudel cesse son activité artistique. Et c'est bien là que le film Camille Claudel, 1915 trouve sa qualité propre :  lui aussi, est un petit morceau. Il raconte un fragment, un tout petit fragment de la vie de l’artiste : trois jours de l'année 1915. Soit, la durée de ces trois jours est fort dilatée, au regard du traitement qu’un cinéma plus traditionnel lui réserverait. Toutefois je note que le film n’est lui-même pas bien long (une heure et trente-sept minutes).  


Voilà pour faire capoter toute velléité de comparaison avec la biographie épique de Bruno Nuytten (que je n’ai pas vue mais qui n’a a priori rien à voir). Bruno Dumont ne suit pas l’ascension et la déchéance de Camille Claudel pour alimenter le mythe. Il coupe en travers, et ne ne réserve qu’un petit extrait du parcours, quelques dizaines d’heures à peine, judicieusement choisies. Le texte final l’indique clairement : les trente années qui suivent sont, pour Camille Claudel, l’affreuse répétition de ces instants mis bout-à-bout. De même qu’il ne dispose que d’un morceau de glaise pour lui évoquer le travail de la sculptrice, le spectateur est invité à reconstituer en esprit le restant de la vie de Camille Claudel à partir d’un fragment, par démultiplication et montage. 


Or, il s’agit bien là de la méthode adoptée par l’artiste en question dès lors qu’elle a travaillé aux côtés d’Auguste Rodin, notamment sur la célèbre Porte de l’enfer, œuvre monumentale dont furent extraites quelques célèbres sculptures considérées isolément (dont Le Baiser et Le Penseur). Le procédé consiste à manipuler des « abattis » autonomes, à les reproduire, à les assembler sans se soucier outre-mesure du fini de ces liaisons : on appelle cela le « marcottage ». Au passage, au regard de son sujet (le début d’une longue période d’internement), le titre de La Porte de l’enfer [détail(s)] aurait pu être celui de Camille Claudel, 1915. Puisqu'il en est autrement (et c'est heureux), le rapport demeure incertain... Mais je le trouve opérant. 



La porte de l'enfer (détail), photographie de Roland Zh 


14.3.13

Lisa

Un photographe m'a raconté qu'il s'était passionné pour la photographie en découvrant comment le positif  affleurait sur du papier blanc plongé dans le révélateur. 

Une image argentique se forme dans le noir : au fond de l'appareil, puis dans un laboratoire rougeâtre, en passant par le négatif - son double ténébreux. Son avènement prend du temps, et pendant tout ce temps, le photographe reste, en somme, aveugle (et rêveur). Entre le moment ou il "appuie sur le bouton", et le moment où les ombres se dessinent sur son papier blanc, il ne voit pas son image. Tout juste en aura-t-il un aperçu, sombre et diminué, par le biais de son négatif. Il se contente donc d'y penser, de l'imaginer, pendant toute cette sorte de gestation du visible.

On peut isoler six plans, dans l'un des films les plus analysés de toute l'histoire du cinéma. Le personnage principal de ce film se trouve être un photographe convalescent. On l'aura découvert grâce à un mouvement de caméra à travers son appartement, qui dès l'ouverture du film, nous présente son plâtre et les objets de son quotidien : un appareil endommagé, des photographies de reportage, mais aussi le négatif d'un portrait de femme, relayé (au gré du panoramique) par sa version positive sur la couverture d'un magazine de mode. L'intervention de cette image apporte une touche d'ambiguïté au personnage (a priori, plutôt photo-reporter que photographe de mode). Mais ce n'est pas vraiment ce plan-là dont je m'apprête à parler.

Il s'agit plutôt de six plans, qui interviennent environ quinze minutes après le début du film. Le premier est un panoramique sur la façade d'une résidence, plongée dans une lumière sombre, d'un rouge orangé assez soutenu : c'est le soir. Au loin, quelques vocalises indiquent une présence insaisissable, mais déjà enchanteresse. Le panoramique s'achève sur le photographe endormi près de sa fenêtre, la tête abandonnée sur le côté, vu depuis sa droite. Une ombre commence à lui dévorer le cou, puis le bas du visage. Le second plan est consacré au visage d'une femme très belle, parée de perles. Elle dirige son regard (presque) droit sur nous, et s'approche. La pénombre alentours se prend de nuances argentées. Ce plan est très court, presque subliminal ; immédiatement le film retrouve l'angle de vue précédent, sur le photographe. Le cadre s'est resserré autour de son visage. L'ombre semble avoir reculé, mais elle reprend sa course lente, par-delà le menton, le nez, avant de recouvrir les yeux qui s'ouvrent doucement. Le photographe les laisse errer vers la gauche de l'image (la voit-il déjà ?) avant de les lever, et de sourire enfin, le regard en coin. Le contrechamp vient une seconde fois. La fée s'approche toujours, mais plus longuement cette fois. Son regard a sensiblement dévié vers la gauche. Je crois que son premier visage, furtif, était bien rêvé. Or, on ne sort pas d'un rêve comme ça.


Fenêtre sur cour d'Alfred Hitchcock
Source : www.youtube.com (capture d'écran)


Saute d'axe (ces sautes d'axes ne se lassent pas de m'étonner, surtout venant d'un tel cinéaste). Le point de vue franchit l'axe des regards, qui s'est construit et ajusté avec tant de peine (l'errance des yeux du photographe, le décalage du regard de la femme qui se penche sur lui), le temps de deux champs-contrechamps secrètement expérimentaux. C'est à croire que penser le regard au cinéma, cela suppose aussi ces raccords, disons, flottants. Nous découvrons donc le profil gauche photographe. En face de lui, la fée s'approche, et l'embrasse. Le temps est suspendu. Le dialogue est, ensuite, surréaliste. Elle lui demande comment va sa jambe, puis son estomac. Il répond le plus brièvement du monde. Elle l'embrasse à nouveau. Elle s'enquit ensuite de ses amours, il répond encore, elle sourit. Il lui demande qui elle est. 

Elle sourit encore, et sort du cadre comme elle y est entrée. La caméra effectue un pano-travelling arrière, pendant que le photographe redresse la tête d'un air amusé, voire défiant. Vient alors le sixième plan : un panoramique vers la droite, qui accompagne la trajectoire de la fée à travers l'appartement. Elle ponctue son parcours, en allumant les trois lampes qui agrémentent cet intérieur, et en prononçant les trois parties de son nom complet, l'une après l'autre. Chaque lampe étant plus éloignée que la précédente, sa silhouette et sa tenue (un large décolleté noir, et une jupe en mousseline blanche évanescente) se révèlent à mesure que l'appartement s'illumine, et qu'elle décline son identité : Lisa... Caroll... Fremont. Le chemin s'achève aux côtés de trois photographies encadrées sur le mur. 

M'est avis que ce qui se "développe" devant nous, est aussi une photographie. La lumière rougeâtre qui nimbe la cour intérieure, le noir et blanc de la robe, les reflets d'argent qui habillent la jeune femme m'évoquent l'atmosphère colorée d'un laboratoire de développement. Moyennant un chant anonyme, une ombre (espèce de négatif), quelques réglages de directions qui s'étirent en longueur, et une éclairante traversée des lieux, sera bien souligné le temps d'apparition de cette "image" (Lisa) sous les yeux d'un photographe, visiblement familier de l'opération (un négatif en témoigne près de lui, dont l'intervention précède celle du positif quelques minutes auparavant). Quant au caractère résolument merveilleux de la séquence, qui, malgré tous les rapports de forces qu'elle introduit, garde pour toujours ses accents de rêve et d'angélophanie, il préjuge d'une conception sensible, et transportée, de ce que sont le regard et la photographie.