11.11.14

Roues-tempestaires



"Mesdames, Messieurs, mes amis, ma chère Marie Epstein, 

Jean Epstein, Le Tempestaire, 1947, instant t

Pendant quelques instants, oubliez, je vous prie, les confettis de plaisir du festival dont parlait mon ami Spack tout à l'heure, et serrez-vous avec moi autour de cette pauvre tombe de Jean Epstein dont la terre encore fraiche n'a pas reçu toutes les larmes qu'elle méritait. 

Jean Epstein, Le Tempestaire, 1947, instant t + 2 s

Si ma voix est brisée, ma pensée hagarde, et mes pauvres mots infirmes, c'est que moi aussi, j'ai la bouche pleine de terre, et que moi aussi, le cinéma français m'a tué.

Jean Epstein, Le Tempestaire, 1947, instant t + 4 s

C'est un mort qui vous parle d'un autre.

Abel Gance, La Roue, 1923, instant t'

Si le miracle de ma résurrection était possible, je le dois à l'affective vigilance de la Société des auteurs dramatiques (et de films) qui est arrivée in extremis, à l'époque où j'allais précéder Epstein à sa dernière demeure.
Abel Gance, La Roue, 1923, instant t' - 2 s

Il est vraisemblable que si ce qui reste de compréhensif et de généreux dans le cinéma français s'était penché quelques mois plus tôt sur la propre tragédie de ce grand talent méconnu, il aurait pu, nouveau Lazare, ayant traversé le septième cercle de la souffrance, remonter au jour avec des étoiles dans les orbites et les clefs d'or du cinéma dans les mains."

Abel Gance, La Roue, 1923, instant t' - 4 s

Discours prononcé par Abel Gance le 25 avril 1953 dans le cadre du festival de Cannes. 

Source des images : www.youtube.com (captures d'écran). 

22.3.14

Un auteur fendu


A la fin des années 1970, on a retrouvé dans les tiroirs d’Hollywood, des images qui ne sont pas destinées à être commercialisées. Il s’agit de prises de vues en couleurs effectuées au moment de la libération en 1944. Elles sont muettes (telles qu'elles sont au moment où Jean-Claude Biette écrit dessus en 1986, dans les Cahiers n° 386). D’ouest en est, on y voit la Libération : en Normandie, à Paris, à Dachau. On y voit donc plusieurs libérations très différentes. Ces images auraient été projetées à Nuremberg pendant le procès de 1945-1946, avant d’être cachées sous un monceau d’archives personnelles (Wikipédia nous dit : au fond d’un jardin [référence nécessaire]), pour être exhumées après le décès de leur propriétaire en 1975. Quand on les découvre pour la première fois, on ne se demande absolument pas qui a tourné ces images. Si on y pense à la limite, on se dit que c’est un chargé de mission du gouvernement américain. C’est vrai, d’ailleurs. 

Que dire de ce regard anonyme ? A en croire la conjoncture, il devait probablement répondre à une commande ne lui assignant ni plus ni moins que l’enregistrement de ce qu’on aurait vu sur place. Visiblement, il y répond. Les opérations de prise de vue ne semblent guidées que par cet impératif d’enregistrement. Il y a donc bien des choix de cadrage, des mouvements d’appareil, et il n’est pas question de dire que tout ça n’a pas de sens, mais : partant de ces moyens cinématographiques, il n’y a pas d’effet visant à exprimer l’émotion de l’opérateur. Sur le plan du montage, c’est exactement la même chose. Les plans sont juxtaposés les uns aux autres sans but expressif, ni même explicatif. Ils l’ont sans doute été dans l’urgence : il s’agissait simplement de montrer, de montrer tout ça très vite. Evidemment, il n’y a pas de musique ; pas de paroles, non plus. Et je ne suis pas en train de dire que les images en question ne font aucun effet, bien sûr. Mais, au risque d’enfoncer des portes ouvertes : cela tient à ce dont elles témoignent abruptement, et non pas au regard dont elles découlent. 

Que dire d’autre de ce regard, alors si transparent ? On peut ajouter qu’il a ensuite escamoté tout cela, pour le mettre dans sa cave ou dans son jardin, peu importe : Il a voulu le cacher, le protéger des regards. Et je suis certaine que ce n’est pas seulement du regard des autres qu’il a voulu protéger ces images (ou réciproquement). Cette opération a automatiquement, et peut-être d’abord, consisté à protéger ces images de (ou à s’en protéger) lui-même. Donc, par cet acte d’enfouissement, un trait de ce regard anonyme se manifeste. Il prend un peu de chair. C’est même sans doute assez complexe, il est un peu fendu. 

L’auteur de ces images, c’est George Stevens, un réalisateur et producteur de films de fiction bien campé sur ses origines californiennes, fermement installé dans le paysage cinématographique hollywoodien. Il se trouve que le gouvernement américain l’a envoyé en Europe en 1944 pour tourner. Après sa mort, les films ont été retrouvés par son fils. Ils ne relèvent pas du tout de l’ordre des « films de George Stevens ». Ce n’est pas seulement une question de catégorie (fiction ou documentaire), de contexte de production ou que sais-je encore, c’est un problème bien visible, de style, de position face au réel. Il faut mettre tout ça en amont, à la fin, parce qu’on est des spectateurs. On voit les films avant tout. Pour nous : les cinéastes, ça résulte des films (dans ce sens-là aussi). 

Il y a aussi la couleur : c’est déconcertant de voir ces images-là en couleurs. 


La libération de Dachau filmée par George Stevens, 1944
source : www.dailymotion.com

Mais donc, pour le reste, quand on sait d’où ils viennent, il faut admettre que ces films procèdent de beaucoup de soustraction - du côté de l’auteur, j’entends. Non qu’on y décèle un effort d’objectivité ; en fait il s’agirait plutôt d’un réflexe d’effacement. George Stevens est un nom d’auteur-cinéaste, qui désigne un style narratif et visuel bien personnel quoiqu’affilié à celui, générique, du cinéma hollywoodien. Ici, ce George Stevens est anéanti. Il n’y a plus de George Stevens à Dachau en 1944. Il n’y a que des vivants, des morts, et une caméra au milieu. On pourrait dire que c'est dû à l'ensemble des contraintes de production qui ont pesé sur Stevens (commande, urgence, etc...). Mais ça me semble un peu court. 

Je trouve que cette histoire très ponctuelle et assez ancienne finalement, est habitée par un certain nombre d’enjeux qui se sont révélés un peu plus tard, en France notamment, sous la plume de Rivette en 1959 et avec le débat de fond assez violent qu'il a impulsé à propos de la morale et des images des camps nazis que l’on proposait aux spectateurs à ce moment-là. En amont (1948-1950), André Bazin parlait des films néoréalistes italiens comme personne ne l’avait fait avant lui, en mettant l’accent sur les images elles-mêmes et leur « objectivité psychologique » plutôt que sur les plans techniques (pauvreté du dispositif de production) et thématiques (sujets relevant d’un certain réalisme social, liés à l’état de l’Europe dans les années 1940). Ces questions-là, ces questions d'image, se posent indépendamment du contenu explicite des films, documentaires et fictions confondus ; elles ne se réservent pas à l’ensemble des films sur les camps. 

En revanche, elles se posent désormais en toute connaissance des camps ; en fonction de ce qu’on en a vu, de l’impact qu’un tel visible a sur celui qui le regarde. Cet impact est évidemment énorme, excessif. C’est trop, pour être assumé sur les acquis de l'histoire du langage cinématographique dominée par la tradition américaine. On a donc une fissure quelque part, entre cette tradition américaine et un autre cinéma. Et on voit que cette fissure est passée dans quelqu’un. Elle a traversé un cinéaste : George Stevens, dont l’œuvre apparaît désormais complètement disjonctée entre des fictions hollywoodiennes classiques, et ces images de 1944. On peut sans doute repérer les éventuels prolongements de cette fissure dans les films, dans les plans, toujours plus en détail. J’imagine un réseau très fin de micro-craquelures. 



8.12.13

Redemption (Miguel Gomes)


J'ai vu un beau film : Redemption, réalisé par Miguel Gomes en collaboration avec Mariana Ricardo et les étudiants du Fresnoy, présenté cette année à la Mostra de Venise (hors compétion). Il vise, selon le cinéaste, à « dire quelque chose sur cet espèce de monstre bordélique que l'on nomme l'Europe » (cf. >> entretien accordé à Libération) - à ce que j'en ouïs généralement, parler de l'Europe pose plus souvent des problèmes d'Histoire que de Géographie, et l'Europe ne se considère pas tant comme un territoire que comme un organisme historique (qui pourrait donc se révéler bordélique et monstrueux). 
Pour ce qui est du « bordel », on y est, avec l'éventail des expériences humaines successivement relatées (sur le mode épistolaire) dans des langues différentes, leur inscription dans un rhizome d’événements historiques et/ou administratifs disparates, et la diversité des archives sollicitées ici : films de famille, reportages, actualités, cinéma, opéra... et vues de cristaux liquides au microscope (ou quelque chose d'approchant).

Pour ce qui est du « monstre », on y est aussi je crois ; cela mérite qu'on le formule bien et je ne suis pas sûre d'y arriver en l'état actuel des choses. Le film alimente quatre bulles-je qui nous interrogent, dans le rapport qu'elles tissent entre l'intime et l'Histoire... et tout pourrait bien éclater complètement avec le générique de fin.Vu sous un certain angle, Redemption apparaît comme une "vaste-petite" plaisanterie, au regard de ce que le titre en laisse attendre. 

Le terme de « rédemption » est tout de même fortement connoté, puisqu'il est emprunté au champ du religieux et, en l’occurrence, du christianisme. J'y associe un signe, ainsi que l'impose la tradition chrétienne, celui que les fidèles réitèrent incessamment dans le culte et parfois même dans la vie quotidienne : le signe de croix, considéré par eux comme geste rédempteur. On pourrait développer sur les puissances symboliques et culturelles de la croix et du signe qui s'y rapporte, auxquelles chacun sera plus ou moins sensible. Je mets tout ça de côté ; je préfère examiner le schème de la croix comme le ferait un géomètre. 

Les formules mathématiques qui se superposent aux images des mariés dans la dernière partie du film ne m'interdisent pas cette approche, et de façon générale j'ai envie de comprendre (ou d'inventer) l'ordre de Redemption – tout en agréant sa complexité. 

Redemption de Miguel Gomes, 2013
Source : www.vimeo.com

La croix est composée de deux segments orthogonaux qui se croisent en leurs milieux. Le signe de croix consiste à désigner les extrémités de ces segments dans un certain ordre (chiasmatique), en associant chacune d'entre elles à celle qui lui est diamétralement opposée. Les points successivement désignés de la sorte sont au nombre de quatre. On me voit venir : pour commencer, ce film se divise en quatre parties, comme le signe de croix. 

Ces quatre parties sont consacrées à quatre personnages pris dans quatre situations historiques et personnelles singulières. Leur succession nous réserve de petits échos, ce qui permet de coupler ces parties deux par deux de multiples manières (en s'appuyant sur les dates, sur les thématiques ou que sais-je encore). Je vois pour ma part que la première lettre est celle d'un petit garçon à ses parents, et je la disposerais volontiers en face de la troisième lettre, qui est celle d'un père s'adressant à sa fille. La seconde lettre est celle d'un homme évoquant Alessandra parmi les mille et une amours de sa vie, et la quatrième est celle d'une femme qui se marie en pensant à Wagner et au socialisme - elles vont bien ensemble aussi. J'obtiens donc un chiasme : deux vis-à-vis qui s'articulent autour de la relation parent-enfant, puis autour de l'amour et du couple, tels que les autorisent le contexte politique et la vie administrative. 

La croix est un bon outil pour appréhender la dynamique globale de Redemption, en épinglant au passage l'opposition réel/fictif dont on parle beaucoup à son propos. J'ai été tout aussi sensible à l'axe petit/grand qui viendrait compléter la croix. Je l'appelle ainsi pour n'être pas trop restrictive, mais il implique le privé et le public, les petites histoires et la grande Histoire, l'enfant et l'adulte, etc., etc. Le grand-court-métrage de Gomes nous fait continuellement naviguer sur cet axe petit/grand. Voilà qui donne un certain sens à l'intervention des  images de cristaux liquides pendant la dernière partie du film : ils sont petits, et agrandis au microscope. Bien sûr, leur présence s'explique aussi du fait qu'elle est (réellement, d'ailleurs) docteure en physique ; mais sur l'autre axe, cette composante du film (à l'instar des éléphants qui nous gratifient de leur petit numéro) peut s'inscrire quelque part entre le petit et le grand.


petit
réel    +   fictif
 grand


Il faut placer le monstre, maintenant.  



23.11.13

Le champ de la vidéosurveillance

Notre réel a muté.

J’en veux pour preuve cet énoncé prodigieux, tiré du gratuit 20 Minutes de mercredi matin : 

« Un endroit sans caméra pourrait en effet constituer une faille susceptible de permettre à la personne recherchée de disparaître. »

Et moi, encore mal réveillée, parmi les milliers d’usagers de transports en commun à qui l'on propose de lire cette phrase de bon matin, j'ai essayé de comprendre ce qui m’était dit. Résultat : je suis incapable de le comprendre sans admettre du même coup que notre réel a muté.

Il faut absolument que le cinéma en tire son parti d’une manière ou d’une autre.

La pige concernée s’intitule « Le rôle central de la vidéo », elle est sous-titrée : 

« Les images font progresser les enquêteurs ».

Tout ce que je m’apprête à écrire n’a aucun rapport avec le dit tireur de Libération, sa personnalité, ou le sort qui lui est réservé. D’ailleurs l’article en question ne portait absolument pas sur tout ceci, mais bien sur les avantages que présente la technique de la vidéosurveillance dans le cadre d’une investigation policière (de façon générale). C'est vrai qu'il s'accompagne de l'énième publication de l'image du suspect, capturée par une caméra de vidéosurveillance. Le corps de l'article invite à la considérer comme un outil précieux pour l’enquêteur. C'est que nous devons être tous qualifiés pour nous approprier un tel outil (une image). 

L’auteur de la pige rapporte les propos de Philippe Debaye, responsable commercial grands comptes pour Axis Communication, qui lui aurait donc dit quelque chose comme « un endroit sans caméra pourrait en effet constituer une faille susceptible de permettre à la personne recherchée de disparaître ». Je tiens compte des mille précautions linguistiques : le verbe "pouvoir" conjugué au conditionnel, le mot "susceptible" directement suivi de "permettre" : on sent venir la couleuvre. Le verbe "disparaître", lui, nous est livré à l’état brut. Je ne lis pas que l’on peut "se cacher", ou "fuir" : non-non, on peut disparaître, là où ce n’est pas filmé. Abracadabra. 

J’en entends d’ici qui m’opposeraient : Philippe Debaye veut dire que le suspect peut disparaître du champ de vision des enquêteurs (celui que la vidéosurveillance leur prête). Je réponds que cette lecture est interprétative : je ne lis nulle part le mot "champ", je lis que le suspect peut disparaître. Admettons qu'une proportion des lecteurs de 20 Minutes prenne conscience qu’on ne lui parle pas du suspect lui-même, mais bien de son effigie dans le champ de vision que la vidéosurveillance prête aux enquêteurs, c'est-à-dire d’une image. Cette proportion de lecteurs éminemment avertie, en arriverait aisément à l’idée qu’on enfonce des portes ouvertes : on serait en train de nous dire que quand il n’y a pas de caméra, il n’y a pas d’image. La situation serait telle à ce jour, qu'il faudrait donc rappeler au grand public que le réel ne se filme pas du simple fait d'advenir, comme ça, tout seul. Et ceci nous serait dit de façon très imagée pour le coup : il y aurait des "failles", qui pourraient permettre aux gens de "disparaître". Il faut quand même faire preuve de sang-froid pour décrypter la métaphore (s’il s’avérait que c’en soit une), avant de courir chez Axis pour acheter des caméras et préserver notre monde de l'anéantissement qui le menace, partout où il n'y en a pas. 

On n’en revient pas, de ces angoisses primitives, celles que l’on apprend à dompter en s’adonnant au proverbial jeu du "coucou-beuh". L’enjeu est simple : comment admettre que quelque chose (ou quelqu’un) continue d’exister hors de notre champ de vision ? Cela revient à concevoir tout un monde qui échappe à notre regard. Normalement, le problème se résout pendant la petite enfance, en passant par le monstre sous le lit et toute les histoires qui en découlent - mais l’angoisse continue de sourdre. Et la puissance du cinéma repose pour grande part, sur elle. Au cinéma, il y a un « champ aveugle » (cf Pascal Bonitzer, 1982). Et c’est vrai que tout peut s’y produire. Les gens peuvent y disparaître. L’exemple de la dernière séquence de 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick me paraît très pertinent à ce titre. C'est du cinéma. Mais ces images, effrayantes, me sont venues à l’esprit lorsque j’ai lu ce propos hallucinant sur les gens qui "disparaissent" dans des "failles". Il prétend bien porter sur une réalité, sur notre monde actuel.

Si l’image devait faire « progresser » les enquêteurs (c'est à dire tout le monde, dès l'instant où elle est si largement diffusée), il faudrait que l'on soit au fait de certains principes très élémentaires la concernant. Par exemple : une image est délimitée par un "cadre", à l’intérieur duquel elle fait apparaître un "champ". Une image générée par des machines avec un objectif (photo, cinéma, vidéo) est toujours le fait d'une opération de cadrage, qui répartit le visible et l’invisible autour de ses bords. Qu'y a-t-il de difficile à préciser que les "failles" de la vidéosurveillance permettent aux suspects de disparaître de son champ (plutôt que de disparaître tout court) ? Je crains que ce mot "champ" ne soit exclu parce qu'il renvoie au cadre de l'image, et à tout le vocable qui permet de concevoir l'invisible le plus sereinement possible (hors-cadre, hors-champ). Je vois qu'on tourne le dos à ce vocable pourtant simple et opérant, et je ne suis pas surprise. A en croire cet article sur le fond, les limites du champ vidéosurveillé ne sont pas vraiment acceptables. On propose des formules alarmantes lorsqu'il faut malgré tout évoquer le risque de ne pas voir : ce qui n'est pas filmé pourrait donc disparaître. L'invisible devient chose impensable. 



La pige s'accompagne, justement, d’une image, qui m'intéresse énormément : celle là-même, présentée comme la capture d'une caméra de vidéosurveillance de la RATP, diffusée par la criminelle, les médias, et sur les réseaux sociaux depuis l’appel à témoin de mardi 19 novembre. On y reconnaît un visage. Je la publie à mon tour (qu'on me pardonne ce petit recadrage en passant).




Telle qu'elle était publiée dans 20 Minutes, sur Twitter et ailleurs, elle était déjà recadrée. Son format (portrait) n'est pas celui d'une image de vidéosurveillance. En l’occurrence, l'opération suffit à concentrer l'attention du spectateur sur le suspect puisqu'il n'y a rien d'autre à voir sur l'image... sauf cette flèche blanche qui indique son visage, ce qui est très superflu. Elle est bien là, pourtant, et produit son petit effet. 

Ce curseur, dans l’absolu, désigne la zone de l’écran qui est sous contrôle, celle qui se soumettra aux ordres - à la moindre pression du doigt sur la souris. C'est l'image du pouvoir. Elle est très largement comprise comme telle, et partagée par tous ceux qui ont l'occasion d'utiliser un ordinateur. Il y avait mille façons de ne pas l'afficher, mais il faut croire que le pouvoir lui-même a tendance à rentrer dans le champ. Il a peut-être peur de disparaître, lui aussi. 

Je sais bien que la présence de ce curseur doit s’expliquer d’une manière ou d’une autre. On me dit qu' « ils ont peut-être oublié de l'enlever » ! Soit. Voilà qui nous permet de concevoir un hors-champ autour de l'image. Ce hors-champ (qui est une construction mentale), je lui vois trois aspects en l’occurrence. C'est vite vu. 

1) Un espace vidéo-surveillé : 

S'il fallait indiquer le visage du suspect, c'est qu'il y avait donc d'autres visages autour de lui. A la base du recadrage, j'imagine que des questions de droits au respect de la vie privée pouvaient être en jeu. De fait, le champ de la vidéosurveillance est plus vaste que ne le laisse entendre l'image dont on dispose (les limites de ce champ, le grand complexe de la vidéosurveillance, ont été refoulées au passage). 

2) Un ordinateur : 

Cette petite flèche est là, parce que l'image est affichée sur un écran d’ordinateur. On peut donc imaginer l'ordinateur partout autour, avec tout ce que cela implique : archivage, traitement documentaire, maîtrise informatique des données, logiciels de reconnaissance faciale (ça arrive). Cette image est stockée parmi d'autres images, et mise en relation avec elles. 

3) Un policier : 

Le curseur joue un rôle déterminant dans la relation entre l'homme et la machine. Il est ici l'indice du regard de l'enquêteur, et de son travail qui consiste désormais à désigner le suspect dans la foule en déplaçant sa souris. En aval, le recadrage de l'image par le photographe et par les médias obéit à cette flèche : ça se voit très clairement ici. 


Voilà : reste à imaginer le monde – on aura vite besoin d’autre chose.


>> Le réseau des caméras parisiennes